PÉRIGNAC : MÊLÉÜS ET LES SAGES D’ALEXANDRIE

Paichel va réapparaître en 1952, mais après avoir fait un petit tour sur son îlot intemporel où il s’y reposera un moment. En attendant de retourner en mission, c’est son jumeau Mêléüs qui doit accomplir la sienne à Alexandrie. On se souvient qu’il quitta la cité futuriste où, grâce à lui, les habitants peuvent vivre à l’air libre. Notre missionnaire va sûrement regretter le confort des cités de l’an 2200 pour vivre à présent dans l’Antiquité sans connaître évidemment le contenu de sa prochaine mission. Voici : Mêléüs et les sages d’Alexandrie.

De partout, on venait des vastes empires de l’Antiquité pour visiter la fabuleuse bibliothèque d’Alexandrie, située en Égypte. Certains érudits n’hésitaient pas à la qualifier de centre universel des connaissances. C’était à vrai dire une sorte d’Université, accessible à tous, quelque soit leur langue, leur culture ou leur religion. Les seuls gens indésirables étaient évidemment les illettrés, les esclaves et les pauvres. Ce paradis de la culture ne pouvait être parfait, même si logiquement, il existait suffisamment de parchemins et manuscrits dans cette bibliothèque pour nourrir le coeur et l’esprit. En effet, on y comptait pas moins de sept cents mille rouleaux, écrits par des sages qui en savaient vraiment long sur l’origine de l’Homme et sur son évolution à travers son développement sur le vaste continent africain. Déjà à cette époque, l’homme se battait contre son prochain en imaginant toutes sortes de prétextes pour justifier son goût de puissance. On ne sait vraiment pas s’il existait des écrits dans cette bibliothèque pour expliquer clairement l’origine d’Adam et Ève. Une chose est toutefois certaine en affirmant qu’ils furent les seuls à ne pas posséder de nombrils! C’est du moins ainsi qu’il faudrait se les imaginer puisqu’ils n’ont jamais eu de parents. Donc, pas de parents, pas de procréation et pas de nombrils. C’est simpliste comme théorie, mais tout de même conforme à l’image qu’on se fait de nos premiers parents.

Il n’y a qu’un seul personnage qui aurait su fouiller dans ces milliers de manuscrits pour savoir qui étaient nos premiers parents. Malheureusement, il était illettré et pour les sages, cet homme ne risquait pas de se gaver de connaissances, même s’il était le gardien de nuit de la bibliothèque. Certains érudits l’appelaient, Mêléos Denles Paichelis, mais simplement pour s’éviter devoir prononcer, Mêléüs Denlar Paichel en français. On disait parmi les mauvaises langues de la cité que Paichel ou Paichelis était un demi-dieu à cause qu’il venait du ciel, un demi-homme parce qu’il n’était pas musclé comme les athlètes d’Alexandrie et enfin, qu’il était un demi-cinglé pour boire autant de vin dans des concours de buveurs. On disait qu’il allait éclater après avoir vidé un demi baril, mais celui-ci se contentait de dire en chambranlant à peine : “ Heureusement que je n’avais pas soif, sans quoi, je l’aurais vidé sans difficulté! ”

Comme à chaque nuit, notre soûlard s’en retournait dans le quartier de Bruchium, là où se trouvait non seulement la bibliothèque, mais de superbes palais. Ce secteur des biens nantis contrastait honteusement avec celui des vieilles maisons du quartier de Rakotis et qu’il surplombait d’un air hautain. Paichel y vivait comme tant d’autres pauvres dans des taudis malsains. Rakotis était le quartier du peuple et Bruchium était celui des riches de la cité. À cette époque, il n’était pas possible de revendiquer le moindre droit. On était riche et puissant ou pauvre et mendiant. Les mieux traités étaient les esclaves, même si ce mot résonne comme la plus vile des servitudes. Pourtant, lorsqu’un prisonnier était jugé utile par les dirigeants de la cité, on le vendait sur la place publique à un maître qui recherchait aussi bien un ouvrier qu’un éducateur pour ses enfants. Il va sans dire que plusieurs esclaves étaient brutalisés par leurs propriétaires, mais d’autres par contre, servaient de bons maîtres. Il était même fréquent de voir un serviteur refuser de quitter son maître après avoir été affranchi par celui-ci.

Paichel n’était pas un esclave, mais un visiteur venu du ciel. Qui était donc cet homme pour que les puissants d’Alexandrie refusent de le faire vendre comme esclave et même de le questionner? On croyait fermement qu’il était le fils d’un dieu inconnu des Grecs et des autres peuples conquis par Alexandre le Grand. Par prudence, il était préférable de ne pas s’attirer la colère de cette divinité, aussi inconnue soit-elle en malmenant un homme qui tomba du ciel pour chuter dans un vaste bassin publique de Bruchium et surtout, sous le regard étonné de centaines de témoins. À partir de ce jour-là, il fut confié à douze sages de la bibliothèque universelle pour qu’ils puissent en apprendre davantage sur les origines de ce pauvre voyageur, simplement venu d’une autre époque. On le laissait se soûler souvent pour qu’il parle plus facilement de lui. Toutefois, afin d’épuiser leur curiosité, Paichel passait plus de temps à leurs chanter des ritournelles qu’à répondre à leurs questions. Il n’y avait pas un seul sage de l’endroit qui ne connaissait pas la chanson de “ roule, roule, ma boule, ma boule”. Vraiment, ce Mêléüs Denlar Paichel devint vite le boute-en-train d’Alexandrie. Les sages le protégeaient, mais bon nombre de puissants dirigeants auraient bien souhaité lui faire couper la langue pour l’empêcher de ridiculiser leur rang.

Xerophobia, alors doyen de la bibliothèque universelle rassembla un matin tous les sages pour discuter d’un cas urgent qu’il était d’ailleurs le seul à considérer comme tel. Les bons maîtres pacifiques, comme les appelait Paichel, demeuraient calmes, immobiles et surtout souriants comme des petits enfants innocents. Assis sur leurs coussins arrondis, ils fixaient notre homme vraiment mal dans sa peau puisqu’il passait son temps à se gratter le cou comme si une armée de moustiques s’étaient donné rendez-vous dans le collet de sa toge. Il devait sûrement se passer quelque chose de grave pour que le doyen fasse les cents pas au milieu de la salle de marbre rose en se fixant le bout des orteils.

- Ce Paichelis, dit alors celui-ci, vient encore d’humilier l’un des plus honorables citoyens de cette cité en lui montrant ses fesses.

- Oh! Grave indécence! s’exclama l’un des vieillards en tentant de dissimuler son sourire. On se permet d’afficher publiquement des esclaves nus, mais on s’indigne en voyant un boute-en-train montrer ses fesses à un notable?

- Là, n’est pas la question, s’empressa de répondre le doyen. Votre protégé a encore excité la colère d’un grand ami d’Alexandre. Il avait tous les droits de lui interdire de fréquenter les bains privés de Bruchium. Cet étranger à la barbiche de chèvre s’en est offusqué et lui montra ses fesses en lui demandant si celles-ci étaient différentes des siennes.

- Et alors, lui répondit un autre sage, est-ce qu’il existe vraiment une différence entre un pauvre homme vu de derrière et un notable exposé de la même manière? C’est sans doute ses riches vêtements qui le distingue du pauvre. C’est cela que Paichel ou Paichelis voulait lui faire comprendre. Il faut avouer, qu’une fois nu, un riche et un pauvre sont égaux.

- Oh! Vous changerez d’avis lorsque cet insensé nous aura prouvé par son inconscience qu’il ne mérite plus le respect des dirigeants de la cité. Je vous conseille fortement de trouver rapidement le nom du dieu qui serait l’infortuné père de ce phénomène tombé du ciel.

C’est ainsi que ce farfelu Paichel dû se présenter devant les sages afin de répondre à leurs questions. Il entra à quatre pattes dans la salle en disant d’une voie repentante:

- Me voici, mes bons maîtres pacifiques. C’est sans doute ainsi qu’aimeraient me voir marcher, ceux qui se disent puissants en abaissant les hommes au rang de mendiants. Pourtant, cette nuit encore, j’ai vu rôder des loups à deux pattes et fort bien vêtus, croyez-moi. Ils s’attaquèrent à une pauvre brebis qui refusait de satisfaire leurs appétits et la prirent de force avant de l’égorger pour l’empêcher de raconter la pauvreté de leurs vertus. Me voici donc à quatre pattes puisqu’il faut bien distinguer l’homme de l’animal.

- Un homme marche à quatre pattes au pays de tes origines?, demanda l’un des Maîtres.

- Maître Angora, lui répondit le clown après s’être assis les jambes croisées. Je me demande parfois si l’homme ne devrait pas marcher à quatre pattes pour l’empêcher de courir constamment devant la bêtise. L’animal qui possède quatre pattes est plus sage que lui puisqu’il ne tue pas par plaisir. Malheureusement, si l’animal est naturel, l’homme est bête.

Le sage lui répondit :

- Ce qui peut distinguer l’Homme de l’animal, c’est qu’il ne peut, comme lui, se contenter simplement de nourriture pour le satisfaire. Selon toi, est-il possible de cultiver un champ sans se soucier de la récolte qu’il doit produire? L’animal s’en soucie guère parce qu’il se nourrit de ce qu’il trouve à l’état naturel, tandis que l’homme doit réfléchir à ce qu’il fera pour se nourrir. Sa peur constante de manquer du nécessaire le pousse souvent, je l’avoue, à rechercher la richesse et le pouvoir pour exploiter ensuite ceux qui dépendront de lui pour survivre. Mais quelque chose le distingue tout de même de l’animal et c’est son état de conscience. Oui, il est conscient de sa fragilité et surtout des conséquences sur sa vie lorsqu’il laisse les autres décider à sa place. Donc, la liberté est pour lui une telle nécessité qu’il en vient souvent à rechercher la manière BÊTE de l’obtenir aux dépens de ses semblables. Oui, l’homme est conscient et souffre malgré lui de ne pouvoir vivre sans ses peurs. Il va sans dire que ses réactions seront différentes pour se protéger de ses peurs inconscientes d’ÊTRE. Il est, donc il veut être ce qu’il croit le plus sûr pour lui en recherchant la puissance, la gloire, la sécurité et surtout l’amour, même s’il mêle constamment la passion et l’Amour. Là où tu y vois des bêtes, j’y vois simplement des êtres qui ignorent encore leur nature humaine. C’est pas surprenant qu’ils agissent comme des brutes!

- Ainsi, lui dit Paichel en souriant, vous ne voyez aucune différence entre un homme et un animal s’il n’a pas encore découvert sa nature humaine?

- Disons qu’un chien fidèle est parfois plus respectable qu’un homme qui n’agit pas noblement.

Les sages virent ensuite leur protégé se relever lentement dans le but de s’en retourner dans le quartier de Rakotis. Le sage Angora lui dit sans détour :

- Paichel, nous aimerions t’entretenir d’un sujet qui hante, tu t’en doutes bien, les dirigeants de la cité. Ta dernière escapade aux bains privés de Bruchium a déplu à plusieurs nobles d’Alexandrie.

- J’ai déplu à des nobles en quoi encore?, lui répondit le gardien de nuit en soupirant. Oh oui, les nobles d’Alexandrie!

- Tu ne devrais pas t’amuser à les ridiculiser de la sorte. Nous ne pouvons désapprouver ton geste, sauf qu’il n’est pas en notre pouvoir de te protéger contre la classe dominante d’Alexandrie. On nous demande, on exige de nous, devrais-je dire des explications concernant tes origines, du fait qu’il n’est pas donné à tous d’arriver quelque part en chutant du ciel. Tu en conviens?

- Oui, lui répondit Paichel en se croisant les bras. Heureusement qu’il y avait ce bassin pour m’accueillir, sans quoi je ne serais pas ici, mais devant la porte de St-Pierre!

- De St-Pierre? C’est le nom de ton père du ciel?

- Bon, allons-y pour des petites explications s’il le faut, lui répondit le missionnaire en venant s’asseoir de nouveau devant les sages. Connaissez-vous Chopin, Beethoven, Strauss ou encore les Beatles? Je constate que ces noms ne vous disent rien. Donc allons-y pour Einstein, Hitler, De Gaule et ainsi de suite. Je vous parle de gens qui ont existé mais qui n’éveillent aucun souvenir en vous. Peut-être que Jésus, Bouddha ou Mahomet vous en dirait davantage? Pourtant, ils font partie de l’histoire que j’ai apprise, mais qui ne figure pas encore dans la vôtre. Je n’ai pas le droit de vous raconter les événements historiques jusqu’au début du deuxième centenaire de l’an 2000, mais c’est tout de même là que j’ai vécu avant d’être projeté dans votre époque en passant simplement par le couloir Intemporel. Alors, tout bonnement, je me suis retrouvé au-dessus du bassin public sans pouvoir me défendre contre la théorie de Newton qui dit que tout ce qui monte doit redescendre. Je suis donc tombé du ciel, mais ne me demandez surtout pas d’y remonter puisque je n’ai aucun pouvoir, sinon que celui de voyager dans le temps. Je viens de vous raconter la vérité, mais êtes-vous disposé à me croire?

- C’est lui, oui, c’est de notre protégé qu’il était question dans les recommandations de la prêtresse, Orphacytora, concernant son fameux manuscrit sur l’homme de Mêléos.

- Pardon, maître Angora, mais je ne vous comprends pas, s’empressa de répondre Paichel d’un air étonné.

- Oui, elle nous parle de l’ancêtre même du singe, c’est-à-dire de la première forme humaine qui existait déjà à l’époque des monstres préhistoriques. Je constate que c’est toi à présent qui éprouve de la difficulté à comprendre nos propos, Paichel?

- Écoute Mêléos, dit un autre sage appelé, Samios. Nous savons depuis longtemps qu’il existe un couloir intemporel qui permet à certains individus de vivre un peu partout à travers les époques terrestres. C’est la prêtresse, Orphacytora qui nous a légué un manuscrit écrit en égyptien et dans lequel elle mentionne clairement l’existence d’un tel couloir lumineux. Selon elle, un couple venu du monde des dieux des éclairs et des chars sans chevaux, auraient chuté dans la faille où le temps n’existe plus pour ensuite apparaître à l’époque où des monstres énormes peuplaient la Terre.

- Qui était cette prêtresse, exactement?

- Pour tout dire, nous l’ignorons, Mêléos, lui répondit Peluchos, un autre sage. Nous allons te révéler ce que nous savons sur cette étrange femme qui habitait dans une hutte, à l’endroit même où s’élève aujourd’hui le temple du dieu Sérapis, situé près du quartier de Bruchium. Après avoir fondé sa cité, Alexandre le Grand laissa à son Général, Ptolémée, le soin de la diriger après son départ. Ptolémée était le fils de Lagus et c’est pour cette raison que sa dynastie porte le nom de Lagides. Ce sont ces membres dirigeants que tu t’amuses à ridiculiser depuis ton arrivée. Mais, pour en revenir à Orphacytora, nous pensons que son nom est simplement emprunté à Orphée, souvent personnifié avec une cithare. Ainsi, Orphacytora ne serait pas son nom véritable, mais un pseudonyme pour indiquer qu’elle était la servante du dieu Orphée. Cette femme recevait bon nombre de miséreux qu’elle soignait et guérissait après avoir pratiqué des oracles. Elle prophétisa la conquête d’Alexandre le Grand et même sa mort à l’âge de trente-deux ans. Elle laissa un manuscrit que nous conservons précieusement, sans toutefois oser le montrer aux dirigeants d’Alexandrie. Tu vois, la prêtresse indique que leur dynastie ne durera que deux cents quatre-vingt-treize ans et surtout, que tous les manuscrits de notre bibliothèque seront un jour détruits par le feu.

- Je pense que cette prêtresse ne mentait pas au sujet de votre bibliothèque, mais je ne vous en dirai pas davantage à ce sujet.

- Ainsi, elle disait vrai?, Mêléos, lui demanda Peluchos d’un air résigné.

- Je ne peux vous dire quand cela se fera, ni par qui elle sera détruite. Par contre, je suis troublé par les propos de cette prêtresse lorsqu’elle fait allusion à ce couple qui chuta dans le couloir Intemporel. Elle parle de leur époque comme celle des dieux des éclairs et des chars sans chevaux. Je pense qu’il s’agit d’une période futuriste où les bombes et les canons laissent voir de véritables éclairs dans la nuit. Puis, les chars sans chevaux sont des véhicules motorisés.

- Donc, Orphacytora voyait très loin dans l’histoire?, lui demanda Angora.

- Sûrement, lui répondit son protégé en baissant les yeux.

- Tu me sembles fort troublé, reprit ce sage. Connais-tu ce couple dont parle cette prêtresse?

- Pas du tout!

L’un des Maîtres s’empressa de lui répondre :

- C’est bien étrange puisque la prêtresse désigne Mêléos comme ton jumeau.

- Mais, je n’ai pas de jumeau, Maître Angora, lui fit savoir Mêléüs en rougissant.

- Pourtant, elle précise bien que tu es le jumeau de son père, Mêléos, lui dit le sage Peluchos. Elle ajoute que c’est toi qui nous aidera à retrouver le miroir de vérité. Il s’agit d’un objet fort recherché par ceux qui aimeraient bien pouvoir voyager dans le temps sans se servir du couloir Intemporel. Il fut inventé par un Maître Atlante, tu sais!

- Oui, il s’agit d’Anakilimon, dit le missionnaire sans hésiter. Je sais que ce miroir se trouvait au fond d’un immense coffre sur roues et qu’il peut permettre de se voir tel qu’on est vraiment comme entité. De plus, cet objet peut servir à montrer deux époques en même temps. C’est comme si le passé faisait face au présent ou au futur sans qu’il n’existe de temps entre eux. On peut donc traverser ce miroir pour se retrouver sur son autre face, c’est-à-dire, passer par exemple du futur au passé puisque cet objet est une sorte de porte entre deux époques.

- C’est un peu cela que dit la prêtresse, s’exclama Angora en souriant. Tu vois bien que celle-ci compte à présent sur toi pour le retrouver avant que d’autres le fassent avec de mauvaises intentions.

- Comment devrais-je m’y prendre pour le retrouver, Maître?

- Nous l’ignorons.

- Bon, dit Mêléos en soupirant, je vais attendre que les événements me confirment ce que je devrai faire pour le retrouver. Mais pour en revenir à Orphacytora, je me demande pourquoi s’est-elle trompée en utilisant la cithare comme instrument du dieu Orphée? En effet, Orphée jouait sur une lyre et non sur une cithare. Je pense qu’elle voulait m’indiquer autre chose par son nom. Orpha-cytora est un charmant jeu de mots pour dire que l’or fait si tort à... ou encore que c’est à cause de l’or qu’elle n’a pas voulu vous indiquer l’emplacement du miroir. En deux mots, elle voyait que les ambitions de l’un des sages lui faisait beaucoup de tort à cause de l’or qui ferait sa richesse.

- Tu veux dire que la prêtresse regardait notre époque en se servant du miroir de vérité et qu’elle vit même que l’un d’entre-nous tenterait de posséder ce mystérieux trésor pour faire fortune?, lui demanda Angora d’une voix troublée.

- Je le crois fermement. Imaginez-vous cette femme qui pouvait voir toutes les époques grâce à ce miroir qui ne pouvait la tromper. C’est pour cela qu’on lui donne d’ailleurs le nom de vérité. Elle a vu quelqu’un parmi les sages de cette bibliothèque qui était trop avide de pouvoir pour détenir ce miroir fantastique sans chercher ensuite à faire fortune. C’est pour cela qu’elle voudrait que je démasque l’imposteur avant de vous confier cet objet qui semble vous être destiné.

- Mais c’est incroyable, lui dit Peluchos en opinant tristement de la tête. Il vaudrait mieux ne jamais posséder ce miroir si l’un d’entre-nous risque de nuire à sa paix intérieure.

- Nous devons tout de même confier à notre protégé le contenu des vers qui lui sont destinés, dit Maître Angora.

- J’aimerais les entendre, s’exclama Paichel d’un air intéressé. Ils sont de la prêtresse, n’est-ce pas?

- Oui, les voici, lui répondit Samios en lui citant ces vers de mémoire:

L’étranger sortira d’un couloir d’étincelles
Pour paraître au milieu des sages d’Alexandrie
Qui reconnaîtront ce missionnaire venu du ciel
Et d’un monde du futur aux cités arrondies

L’étranger est le jumeau de Mêléos, mon père
Premier homme qui foula la terre des monstres carnivores
Avant même la naissance du singe féroce et sanguinaire
Qui s’enfanta en profitant du sommeil de l’Aurore

L’étranger est mon père prisonnier sur son île
Qu’il défend contre la race du singe féroce
Il implore son double d’éloigner ces bêtes viles
Avant qu’elles dévorent l’oeuf du dieu Éros

C’est ce dieu qui fera naître la race humaine
Sur la grande île des Pommes d’or
Mais le singe veut en faire son domaine
En se faisant passer pour l’enfant de l’Aurore

Que l’étranger recherche le miroir de vérité
Caché sous la pierre qui recouvre mes os
Qu’il s’y regarde sans craindre la réalité
Afin de venir en aide à son jumeau

- On dirait bien qu’il s’agit d’un appel à l’aide?, demanda Paichel en secouant tristement la tête.

- Mais c’est sans doute pour cette raison si le couloir Intemporel t’a conduit à notre époque, plutôt qu’à une autre, lui répondit Angora. La prêtresse, Orphacytora se disait la fille de Mêléos. Si c’est le cas, comment aurait-elle pu vivre deux cents ans de cela, alors que son père vivait encore sur une île, perdue quelque part à l’époque des monstres géants?

- Mais c’est fort simple à comprendre à vrai dire, lui répondit son protégé en se grattant la barbiche d’un air songeur. Si Mêléos est vraiment mon jumeau, il devait également disparaître de cette époque après y avoir passé exactement quatre-vingt-quatre ans. C’est le temps exact que je passe dans chaque siècle que je visite dans mes aventures. S’il y est encore, c’est parce que sa fille est partie à sa place pour ensuite apparaître en Égypte, deux cents ans avant moi. Je peux m’imaginer les sentiments d’un père qui profite de l’apparition du couloir Intemporel pour y envoyer son enfant puisqu’il craignait sans doute pour sa vie dans ce monde peuplé de dinosaures. Il lui aurait été facile d’y prendre place avec elle, mais quelque chose devait l’obliger à demeurer sur son île. C’était peut-être à cause de l’oeuf d’Éros, ou encore de sa mission qui n’était pas terminée. Peu importe la raison, il existe un lien direct entre ma mission présente et la sienne. Sa fille me demande de rechercher le miroir de vérité et je crois deviner qu’il m’était destiné pour entrer en communication avec son père Mêléos. Orphacytora devait sûrement savoir que j’apparaîtrais dans votre époque parce que c’est moi son père. C’est vraiment étrange ce que je vais vous dire, mais c’est moi qui se trouve logiquement encore là-bas dans l’une de mes missions dans le temps. Cette femme parlait de moi, mais comme projeté à une autre époque. Ce qui m’ennuie cependant, c’est que je n’ai pas encore accompli de mission à l’époque des monstres préhistoriques! Puis, le nom que ma fille s’est donnée m’intrigue beaucoup. On sait que le dieu Orphée symbolise le triomphe de l’homme sur ses passions animales. C’est le dieu pacifique, harmonieux et celui qui peut faire en sorte que le lion puisse s’étendre près de la brebis sans qu’il cherche à la dévorer. Ainsi, Orphée est ce héros qui veut empêcher l’animal de détruire la partie spirituelle dans l’homme et Mêléos cherche à protéger l’oeuf d’Éros ou d’Amour contre des singes féroces. Sont-ils des bêtes ou des hommes-bêtes qui voudraient justement empêcher l’apparition de la race humaine? C’est du moins ce que tente de me dire sa fille lorsqu’elle dit dans l’un de ses vers que le singe féroce voudrait dévorer l’oeuf d’Éros ou si vous voulez, ce qui est divin en l’Homme. Finalement, je me demande bien si le mot “ aurore ”désigne le lever du jour ou plutôt le prénom d’une femme?

- Selon toi, lui demanda un maître, quel est ce singe féroce dont parle la prêtresse?

- Un singe peut non seulement imiter l’homme, mais possède également une très longue queue.

Tous les maîtres comprirent à quoi voulait se référer Paichel et se mirent à rire comme des enfants en l’examinant sortir de la salle en faisant des pirouettes et des grimaces. Notre homme avait l’intention d’aller dormir un peu avant la nuit. En effet, comment travailler de nuit si on ne dort pas le jour, se disait-il sagement. Il se retrouva sur le parvis de la bibliothèque et examina d’un air réservé, quatre jolis chiens, tenus en laisse par deux esclaves d’un noble de la cité. Celui-ci marchait devant en quête d’admiration et les gens se retournaient pour admirer ces bêtes racées et muselées dont les pattes étaient ornées d’anneaux d’or. Paichel songea aussitôt aux pauvres de Rakotis qui n’avaient même pas de quoi se mettre sous la dent. Le noble fit asseoir ses chiens près des marches qui conduisaient à la bibliothèque en recommandant à ses esclaves nus de ne laisser personne mettre leurs sales pattes sur eux, à moins qu’il s’agisse d’un autre noble ou d’un grand-prêtre. Cet homme discutait joyeusement avec un autre prétentieux en montant lentement les marches et parlait des sages en les appelant ses guides spirituels. Paichel n’était pas disposé à croire que ceux-ci se sentent honorés de devoir enseigner à de tels orgueilleux. Malheureusement, plusieurs dirigeants de la cité prétendaient être les disciples de tel ou tel sage, alors que ces maîtres n’enseignaient pas à des groupes en particulier. Ils se contentaient de s’asseoir dans une grande salle, laissant les intéressés leur poser des questions. Puis, comment auraient-ils pu prendre comme élèves des vaniteux qui fréquentaient la bibliothèque universelle dans le but de laisser croire au peuple qu’ils étaient de grands érudits. Il ne se passait pas un seul jour sans que les sages doivent intervenir pour empêcher ces nobles de brutaliser les pauvres gens qui venaient mendier un peu de pain.

Notre homme descendit lentement les marches en réfléchissant à la prêtresse, Orphacytora, mais lorsqu’il passa devant les superbes chiens racés, il leur caressa instinctivement la tête pour aussitôt se faire donner un coup de pied dans les flancs par l’un des esclaves. Paichel préféra s’éloigner sans dire un seul mot. Il fut bientôt rejoint par un mendiant qui lui fit voir une bourse qu’il venait de dérober malheureusement à un inconnu.

- Avec ça, Mêléos, nous pourrons boire jusqu’à la nuit.

- Jérémie, tu ne devrais pas voler les passants, surtout s’il s’agit d’un esclave qui devra peut-être répondre de sa vie pour avoir perdu l’argent de son maître.

- Je le réalise, lui répondit tristement son ami. Mais il est trop tard pour rapporter cette bourse à un passant dont j’ignore l’identité. Mieux vaut noyer mon chagrin dans le bon vin du Père Samson.

- Juste quelques verres, mon Jérémie, juste quelques verres puisque je travaille la nuit prochaine.

- Et alors, pourquoi t’en inquiéter? Je sais parfaitement que tu les dors dans un coin de la bibliothèque. Allons, ton véritable travail t’attend au Cercle des buveurs.

Ce nom était celui d’une ancienne écurie, transformée en taverne par un vieux marin juif qui aimait se faire appeler le Père Samson par les habitués de la place. C’est là que se rassemblaient tous les soûlards de la cité et tous les marins de passage. La taverne se trouvait près du port qui était, d’ailleurs, l’un des plus importants de l’Antiquité. On pouvait y voir un magnifique phare, haut de quatre cents mètres. Paichel et son ami fréquentaient le coin d’Alexandrie le plus cosmopolite qui soit. On y retrouvait des Grecs, des Juifs, des Arabes, des Romains et évidemment des Égyptiens. C’était un endroit où tout pouvait arriver, suite à des querelles philosophiques, de langues, de religions, de couleurs et... surtout d’argent. C’était aussi le paradis des prostitués, des charlatans et de toutes sortes de vendeurs d’épices, d’esclaves et pourquoi pas d’opium! Ce coin turbulent fut tout de même l’un des berceaux d’une nouvelle religion qui porterait un jour le nom de Christianisme.

Jérémie et Mêléos étaient connus au Cercle des buveurs puisque le tavernier fit rapidement transporter un tonneau de vin maison pour ensuite demander à ses deux habitués de s’asseoir simplement devant celui-ci. Il remit à chacun un gobelet en leur souhaitant le bonjour. Paichel s’empressa d’introduire son verre dans le baril pendant que son ami payait le tavernier.

- S’il en reste après votre départ, leur dit le Père Samson en riant, je vais le mettre de côté pour votre prochaine visite.

- Il va sûrement en rester, s’exclama Paichel qui en était déjà à son deuxième gobelet.

- Je te crois, lui répondit le tavernier en comptant soigneusement l’argent avant de s’éloigner.

- Je suis prêt à parier le contraire, lui dit Jérémie en s’empressant de remplir son verre. On dirait bien que tu as soif? Je dirais même que tu dois posséder un trou dans le ventre pour pouvoir le remplir indéfiniment.

- Allons donc, mon brave accompagnateur, tu sais bien qu’il me faut un PETIT FOND PROFOND avant de pouvoir déguster lentement ce vin!

- Je te crois, sauf que ton fond est aussi vaste que les Enfers du dieu Hadès!

- Connais-tu la chanson des éléphants, lui répondit son ami en riant. Non?, alors écoute bien :

Si les éléphants avaient des ailes
On verrait de forts gros oiseaux
Mais attention à leurs grosses selles
Et non aux crottes de vos chevaux
Réjouissez-vous d’un vol d’hirondelles
Car entre-nous, c’est moins salaud

Nos deux amis chantèrent et burent toute la journée avant de se joindre à une bande de joyeux fêtards qui les entraînèrent finalement dans une vaste maison, située à quelques lieues du port. Étrangement, ces cinq hommes et deux femmes firent silence avant de s’agenouiller respectueusement devant une fort jolie femme qui se présenta devant eux, vêtue d’une longue tunique blanche. Il n’y a que nos deux soûlards qui continuèrent à se déhancher joyeusement en tapant sur des tambourins empruntés on ne sait à qui exactement. Ils finirent tout de même par réaliser leur indécence dès qu’ils virent les autres les fixer gravement. Ils s’agenouillèrent timidement pour imiter ces étranges fêtards, devenus sobres subitement. Jérémie et Paichel sourirent candidement à la jeune femme au regard paisible et celle-ci tendit les bras avant de s’adresser à ses disciples.

- Il viendra ce soir, celui qui est arrivé du ciel dans cette cité afin de nous libérer de notre esclavage. Il va nous conduire jusqu’au temple volant des dieux América.

- América, América!..répétèrent ses fidèles en levant leurs bras vers le ciel.

- Oui mes amis, vous avez cru à mes origines célestes et je vous inviterai tous à bord de l’arche du salut. Vous verrez bientôt la cité des Hélohim, où nul citoyen n’y porte le nom d’esclave. Vous y vivrez libres en América.

- América, América, crièrent de nouveau les exaltés.

Franchement, Paichel se crut à cet instant précis comme une boussole ayant perdue le nord. Pour un homme qui normalement ne s’étonnait de rien, les propos de cette jeune femme le troublait énormément. Comment pouvait-elle parler de l’Amérique à une époque où Christophe Colomb ne l’avait pas encore découverte? Puis, de quel temple céleste était-il question? Il vit alors un genre de mage entrer dans la salle en tendant amicalement les bras vers la jeune fille.

- Voici, dit-elle en lui souriant, celui que les puissants d’Alexandrie craignent à cause de ses origines célestes. Voici Mêléos Denles Paichelis.

- Salut à vous tous, se contenta de dire le mage.

Jérémie faillit se lever pour crier à l’imposture, mais Paichel lui fit comprendre d’un geste discret de ne pas intervenir. Il va sans dire que ce mage était un charlatan, mais Mêléüs voulait savoir si cette jeune femme était également son complice. Celle-ci dit ensuite à son sauveur :

- Ne craignez rien, mes fidèles n’ont pas été remarqués parmi les autres fêtards qui fourmillent à cette heure de la nuit le long du port. Je leur ai demandé de se mêler à eux en faisant semblant d’être enivrés. Aucun soldat ne les a suivi jusqu’ici.

- C’est parfait, lui répondit le vieil homme d’un air satisfait. Il faudra patienter jusqu’à la nuit pour fuir la cité. Mes amis vous attendront à quelques lieues d’Alexandrie avec des chevaux. Nous atteindrons votre temple céleste avant le petit jour.

La jeune femme s’empressa de lui demander où se trouvait celui-ci.

- Est-il au moins en bon état?

- Oui, je vous l’assure car je l’ai vérifié moi-même, lui répondit le mage.

- La mémoire de l’ordinateur s’est effacée, mais si les autres instruments fonctionnent normalement, croyez-vous pouvoir nous guider sans carte jusqu’en América?, demanda-t-elle.

- Bien entendu, lui répondit le mage d’une voix incertaine.

Paichel réalisa que cette femme était pilote d’un vaisseau spatial. Que faisait-elle à la même époque que lui? Notre voyageur ne se souvenait pas d’avoir partagé le couloir Intemporel avec un quelconque vaisseau de l’espace. Il en conclut qu’il venait simplement d’une autre planète. Il est plus que probable que cette pilote devait arriver en Amérique, mais suite à une défectuosité de son ordinateur, elle se retrouva tout bonnement en Égypte.

Notre homme comprit rapidement les mauvaises intentions du charlatan lorsque celui-ci se fit offrir une bourse par la jeune femme. Le vieil homme compta mille pièces d’or dans le sac mais opina ensuite tristement de la tête en lui disant que ce n’était pas suffisant pour ses services.

- Mais vous savez, je prends beaucoup de risques avec mes amis en aidant des esclaves à fuir Alexandrie.

- Mais c’est tout ce que je possède, lui répondit-elle d’une voix troublée. L’un des sages de la bibliothèque m’a remis cette bourse en m’affirmant que vous nous aiderez à fuir vers les América.

- Je sais, mais mes amis ne veulent pas prendre autant de risques à moins d’obtenir le double de ce que vous venez de me remettre. J’avoue qu’il s’agit d’une somme énorme, mais s’ils se font prendre, c’est la mort qui les attend.

Notre soûlard en avait assez entendu pour avoir envie de mettre un terme à cet odieux chantage. Il se releva lentement, s’approcha candidement vers le sage, lui retira gentiment la bourse d’entre les mains et la remis joyeusement à la jeune femme en lui disant :

- Ceci est à vous, chère madame et cela est pour toi mon sale profiteur!

- Que me voulez-vous?, osa lui demander le charlatan.

Un seul coup de poing suffit à étendre ce bandit sur le sol et à l’endormir pour un certain temps.

- Demeurez calme, je vous en prie, s’empressa de dire ensuite notre homme aux fidèles qui venaient de se lever dans l’intention de porter secours au mage. Cet homme n’est pas Mêléos Denles Paichelis, mais un charlatan qui voulait simplement profiter de votre naïveté.

- Qui es-tu donc?, lui demanda une pauvre femme apeurée.

- Mais Mêléos, le vrai de vrai, croyez-moi. Si vous en doutez, nous irons de ce pas rencontrer les sages de la bibliothèque pour qu’ils confirment mes affirmations. D’ailleurs, puis-je savoir quel sage osa vous laisser croire, chère madame, que cet homme était le gardien de la bibliothèque?

- C’est le sage Angora, lui répondit-elle d’une voix pleine d’amertume. Il m’avait remis cette bourse en m’affirmant qu’il enverrait le messager de la bibliothèque vous rencontrer cet après-midi afin de vous confirmer notre rendez-vous pour ce soir. Il m’a rassuré en me disant que vous étiez en mesure de nous faire évader de la cité et surtout de nous guider jusqu’en América.

- Je comprends tout à présent, lui répondit le buveur en soupirant tristement. Je connais bien ce messager qui est à la solde du chef de garde de Bruchium. S’il avait voulu me voir cet après-midi, il savait parfaitement où me trouver. Il ne l’a pas fait parce que cela n’était pas dans son intention de venir m’expliquer les volontés du maître Angora. À votre place, je chercherais un meilleur endroit pour vous cacher, car ce messager possède la triste réputation d’être un dénonciateur. C’est la mort qui vous attend si vous cherchez à fuir la cité. Ce genre d’homme sait profiter des pauvres malheureux qui tentent de fuir leur condition d’esclavage en exigeant d’eux des grosses sommes d’argent en retour de leur liberté. Ensuite, il les dénonce ou les fait assassiner.

- Pourquoi le maître Angora s’est-il adressé à ce messager s’il s’agit d’un dénonciateur?, lui demanda la femme encore plus troublée.

- Oh, vous savez, les sages sont parfois tellement naïfs qu’ils sont les derniers à connaître la réputation de ceux qui sont à leur service. Je crois qu’il voulait véritablement vous aider, sauf qu’il a confié son argent à celui qu’il n’aurait pas dû solliciter pour une affaire aussi importante.

La femme baissa les yeux en disant tristement :

- Nous sommes tous condamnés à nous cacher pour toujours puisque nous ne pouvons plus retourner chez notre maître Ali. Vous savez bien quel sort nous sera réservé si nous osons retourner chez lui après avoir fui sa maison?

- Je compatis avec vous tous et je vais sûrement trouver un moyen de vous faire sortir d’Alexandrie si vous me laissez le temps d’élaborer un plan d’évasion. En attendant, vous pourrez vous cacher dans les souterrains de la bibliothèque où personne ne pourra y deviner votre présence. Je suis sans doute l’un des rares citoyens de cette cité à connaître cette cachette.

Il fallait agir vite avant que des soldats cherchent à les arrêter. Le charlatan fut simplement ligoté dans un coin pour l’empêcher de les suivre. Paichel demanda à Jérémie de faire discrètement le guet près de la maison qui appartenait, d’ailleurs, au messager de la bibliothèque. Il fallait que l’ami du missionnaire suive à leur insu, le faux mage et son complice dans le cas où ceux-ci s’aviseraient de rechercher la piste des esclaves. En somme, le voyageur de l’Intemporel espérait voir ces deux hommes conduire Jérémie vers ce sage qui agissait vraiment mal en faisant affaire avec un escroc. Le plus étrange dans tout cela, c’était qu’il n’était pas permis aux sages de posséder le moindre argent, puisque l’État les entretenait à ses frais et voyait à leur offrir le gîte, la nourriture, les vêtements et même le personnel pour les assister. Donc, d’où provenaient ces quelques mille pièces d’or que le maître Angora avait offert à cette femme? Puis, si son intention était véritablement de faire libérer celle-ci, pourquoi s’adresser au messager, plutôt que directement à Paichel? Notre homme en conclut que soit le maître Angora voulait se débarrasser de cette femme ou bien, c’est quelqu’un d’autre qui se fit passer pour lui lorsqu’elle crut s’adresser à ce sage. Le gardien de nuit fit donc introduire ses nouveaux amis dans la bibliothèque qui était presque toujours désertée à cette heure-là et les conduisit dans les souterrains.

Au matin, notre homme se fit de nouveau appeler par les sages qui étaient fort embarrassés de lui annoncer que les notables d’Alexandrie exigeaient son départ.

- Et pourquoi devrais-je m’en aller?, demanda le gardien en les fixant gravement.

- Écoute-moi Mêléos, lui dit le maître Angora, nous avons reçu ce matin la visite du chef de gardes de Bruchium qui prétend que tu aurais aider un groupe d’esclaves à fuir la cité au cours de la nuit. Ils n’osent te faire traduire devant le tribunal qui va évidemment te condamner à mourir et ce, au risque d’exciter la colère de ton Dieu-Père. Mais, si tu fuis Alexandrie, le chef de gardes verra à ne pas te faire poursuivre.

- Si je comprends bien, quelqu’un m’aurait vu conduire un groupe de fugitifs en dehors de la cité? Si c’est le cas, j’aimerais bien connaître le nom de ce témoin.

- Mon ami, lui répondit un autre maître, tu sais, les pauvres et les esclaves perdent leur temps à se défendre ou à se justifier lorsque les notables d’ici décident de les accuser d’un méfait. Que tu sois ou non coupable de ces accusations leur importe peu.

- Je ne peux quitter cette cité avant d’avoir découvert le miroir de vérité, répondit calmement le gardien de nuit. Je vais faire semblant de fuir discrètement Alexandrie, mais je vous demande de me cacher ici un certain temps. Je vous promets de ne pas vous causer d’ennuis.

- Notre devoir était de te faire le message du chef de gardes, lui dit Samios en souriant. En ce qui me concerne, c’est évident que je te trouve fort courageux, surtout s’il est vrai que tu as permis à des esclaves de retrouver la liberté. Toutefois, je dois te prévenir que nous risquons de rudes sanctions si on apprend qu’on t’a autorisé à te cacher à la bibliothèque.

- Rassurez-vous, si je m’y fais prendre, je dirai que je me suis caché ici sans votre permission.

- Ainsi, lui dit Angora, tu n’es pas autorisé à te cacher dans la bibliothèque, mais si tu as faim et soif, arrange-toi pour visiter notre garde-manger en notre absence. Nous veillerons à le remplir au besoin.

En somme, les maîtres laissèrent Paichel se cacher à la bibliothèque, mais c’était à lui de faire en sorte de ne pas s’y faire surprendre par le messager.

Les souterrains de la bibliothèque conduisaient sous un vaste musée, situé près de celle-ci et même sous le temple de Sérapis. Il n’y avait rien dans ces vastes galeries naturelles sinon qu’elles étaient vraiment pratiques pour y cacher des fugitifs. On aurait dit d’énormes cryptes ou chapelles réalisées par le Créateur lui-même, afin d’inciter les hommes à honorer son oeuvre jusqu’aux entrailles de la Terre. C’était le meilleur endroit pour méditer. Depuis leur fuite vers les souterrains, les fidèles avaient perdu tout espoir de voir un jour la cité des Hélohim. Comment leur déesse pouvait-elle s’être laissé tromper aussi honteusement par un faux mage et ainsi, les priver du peu de liberté qu’ils possédaient avant de croire à ses vaines promesses? En effet, ces esclaves se sentaient encore plus malheureux qu’ils l’étaient du temps où leur maître Ali les battait à la moindre indiscipline. À présent, ils devaient vivre cloîtrés dans des souterrains, terrorisés à l’idée d`y être découverts par leur ancien maître. À cette époque, on ne badinait pas sur le genre de supplices à faire subir à un esclave qui osait fuir la maison de son propriétaire. Avec un peu de chance, il pouvait se faire condamner à subir deux cents coups de fouet, mais la plupart du temps, il était battu jusqu’à la mort. Donc, il ne fallait pas leur en vouloir de considérer cette femme-là comme une simple illuminée qui les avait entraînés dans sa folie en fuyant le maître Ali, considéré comme le plus important marchand d’esclaves d’Alexandrie. Cette jeune femme et ses anciens fidèles faisaient partie d’un lot d’esclaves, destinés à une vente aux enchères qui devait avoir lieu dans les prochains jours.

Paichel se retira dans un coin tranquille pour s’entretenir avec la jeune femme. Il lui dit sans attendre :

- Je réalise combien il vous en coûte de devoir vivre caché ici, mais mon sort n’est pas tellement différent du vôtre. Ce matin, en me présentant devant les sages, ils m’ont demandé de fuir Alexandrie, car si on m’y trouve, je vais être condamné à mourir pour avoir aidé des esclaves à fuir. D’une certaine manière, c’est bon pour vous et vos amis du fait que si les autorités vous croient loin de la cité, ils vont bientôt faire cesser les recherches et même vous oublier.

- Pourquoi êtes-vous demeuré avec nous si vous risquez la peine de mort? C’est pour nous aider, n’est-ce pas?, lui demanda-t-elle d’une voix émue.

- Je vous ai promis de vous faire sortir vivants d’Alexandrie et cela justifie amplement ma décision de me cacher avec vous. Puis, j’avoue avoir une autre mission à accomplir en aidant mon double à protéger l’oeuf du dieu Éros. Je vous en reparlerai plus tard. Pour le moment, j’aimerais bien pouvoir identifier le maître qui vous a offert cette bourse. Vous me dites que son nom est Angora, mais quelque chose m’interdit de croire qu’il puisse être mêlé à cette affaire. Le mieux serait de m’accompagner secrètement à la bibliothèque afin d’y épier les sages au cours de leur méditation. Croyez-vous pouvoir reconnaître l’homme qui vous a offert son aide?

- Oui, s’il fait partie du groupe, je saurai le reconnaître sans hésiter.

- D’accord, mais j’aimerais tout de même savoir qui vous a mis en contact avec ce sage?

- Personne, il était chez mon maître Ali lorsque celui-ci raconta m’avoir découvert évanouie au bas d’une colline, située selon ses dires, près du Caire. J’ignore ce que ce nom signifie.

- C’est celui d’une cité d’Égypte. Poursuivez, madame.

- Oui, le maître Ali lui affirma avoir vu un temple étrange, enchâssé entre deux rochers et qui étincelait au soleil.

- C’était évidemment votre vaisseau spatial!

- Exactement. J’ignore cependant s’il s’est écrasé entre ces deux rochers ou si je l’ai fait atterrir à cet endroit. J’avoue ne plus m’en souvenir. Le maître Angora souriait en écoutant les propos de son ami, jusqu’au moment où celui-ci lui montra mon costume et mon casque de pilote. Vous savez, lorsque je suis revenue à moi après m’être évanouie, j’étais déjà vêtu de cette tunique.

- Cela vous trouble d’avoir été dénudé?

- Mais pas d’avoir été dénudée, mais plutôt qu’il ait découvert mes origines célestes. Je possède une plaque numérique dans ce que vous appelez le nombril.

- C’est charmant, lui répondit Paichel en riant de bon coeur.

- Vous n’êtes pas très curieux puisque quelqu’un d’autre se serait empressé de me demander l’utilité de cet objet.

- Je l’avoue, mais puis-je vous faire remarquer que j’ai vécu dans une époque futuriste où de telles plaques ou anneaux, servaient à identifier chaque citoyen afin de pouvoir le suivre de sa naissance jusqu’à sa mort. C’était un système universel qui contenait une foule de données informatisées sur la santé d’un individu, ses émotions et même sur ses déplacements. Je ne sais pas si votre nombril artificiel peut émettre vos émotions, mais si c’est le cas, il y a sûrement des confrères et consœurs de votre race qui doivent vous rechercher.

- Oui, ils m’ont trouvé depuis plusieurs mois, mais nous ne sommes pas autorisés à nuire à l’évolution des Terriens. Si mes amis peuvent venir me chercher, ils devront le faire discrètement.

- En deux mots, ils vont vous abandonner plutôt que de prendre le risque de se faire voir par les habitants d’Alexandrie?

- Oui, c’est pour cela que je dois absolument fuir cette cité pour leur permettre d’atterrir sans témoin.

- Parlez-moi un peu de votre planète.

- Mais je n’ai jamais vécu sur ma planète puisque je suis née sur Terre comme plusieurs frères et soeurs. Notre colonie se trouve sur les hautes cimes que vous appelez, Himalaya. Je devais me rendre en América pour y vivre un certain temps dans une autre colonie qui accueille les visiteurs de notre planète. Ce sont des scientifiques qui viennent étudier votre sol, vos cultures et vos climats. Comme je suis formée depuis mon enfance pour apprendre les différentes langues terriennes, je devais accompagner ces scientifiques à travers l’América, au cas où des Terriens nous surprendraient à faire des études sur votre sol. À cause de mon physique semblable aux vôtre, c’est moi et d’autres frères qui agissent normalement d’intermédiaires dans le cas où il faut questionner des peuplades.

- Si je comprends bien, les gens de votre planète sont différents physiquement des Terriens?

- Disons qu’ils vous ressemblent, mais pas suffisamment pour passer inaperçus sur Terre. Il a fallu au moins mille générations de Ouarsiens pour parvenir à les acclimater à votre atmosphère et pour leur donner l’apparence des habitants de votre planète.

- Les Ouarsiens vivent difficilement sur Terre?

- Oui, ils meurent à court terme à cause des nombreux virus qui se trouvent dans votre atmosphère. Leur système immunitaire n’est pas constitué pour se protéger contre vos bactéries. Comme je vous l’ai mentionné, il a fallu mille générations d’enfants, nés dans différentes colonies terriennes pour créer une race vraiment immunisée contre vos virus. Nos scientifiques tentèrent ensuite de vacciner un groupe de volontaires ouarsiens qui n’avaient pas encore entrepris leur premier voyage sur votre planète. Ce vaccin devait logiquement les aider à affronter vos virus, mais ils périrent tout de même à court terme d’une maladie que vos scientifiques appelleront un jour : le cancer. Pendant des centaines d’années les visiteurs du ciel durent vivre confinés dans leurs vaisseaux, ne sortant que quelques minutes par jour pour cueillir des spécimens de plantes qu’ils voulaient analyser. Leurs enfants qui naissaient sur Terre se montraient toutefois plus résistants en s’exposant à votre atmosphère pendant des heures, sans en éprouver le moindre problème respiratoire. Après mille générations, on peut dire que les enfants de nos colonies ouarsiennes sont parfaitement immunisés et adaptés à vos conditions terriennes. Je suis issu de la mille trois cents cinquantième générations.

- Vous avez parlé de l’América, mais où se trouve donc l’autre colonie que vous deviez rejoindre?

- Mon ordinateur m’indiquait simplement une haute montagne habitée par des constructeurs de temples. J’ai voulu rectifier mes coordonnées pour capter le signal magnétique de cette colonie, mais un violent courant atmosphérique me fit perdre ce contact. Tout dura une fraction de seconde, mais mon vaisseau se mit à tourner dans le ciel comme une feuille dans un tourbillon. Je me suis faite projeter contre l’écran de mon ordinateur pour ensuite l’arracher accidentellement de son trépied. Je suis tombée au fond de la cabine pour ensuite m’évanouir une première fois, alors que mon navire descendait en chute libre. Je me souviens de m’être relevée difficilement pour manœuvrer des commandes qui devaient, en principe, placer mon appareil dans un bouclier protecteur. Il s’agit d’un rayon qui amortit le choc si un vaisseau doit se poser en catastrophe. C’est sans doute celui-ci qui me sauva la vie au cours de l’impact avec le sol. Je me souviens d’être sorti de la cabine pour ensuite m’évanouir de nouveau.

- Pouvez-vous me dire quand eu lieu cet accident?

- Il y a six mois de cela.

- Six mois, dites-vous? Hum! C’est à la même époque que j’ai chuté dans le bassin public.

- Que voulez-vous dire?

- Simplement que je commence à comprendre pourquoi j’ai chuté en dehors du couloir de l’Intemporel comme si quelque chose s’était amusé à freiner ma course. Normalement, le couloir s’ouvre au sol et non dans les airs comme ce fut le cas. Je pense pouvoir expliquer ce qui est arrivé exactement. Au moment où le couloir traversait l’Égypte, vous avez malheureusement passé à travers celui-ci sans vous en rendre compte. Cela provoqua cette turbulence qui causa votre accident et du même coup, qui me projeta en dehors du couloir. Voyez-vous, c’est comme sauter d’un avion sans parachute!

- Ainsi, nous serions tous les deux responsables de cet incident?

- J’en ai bien peur, madame! De toute façon, il est trop tard pour nous accuser mutuellement d’être de mauvais pilotes. De mon côté, je n’avais aucun pouvoir de diriger ce couloir et du vôtre, d’empêcher votre ordinateur de choisir votre route. Ce qui m’inquiète dans tout cela, c’est que nous bavardons depuis tantôt et que j’ignore toujours votre nom.

- C’est terrible, lui répondit la jeune femme en souriant. Je pourrais m’amuser à vous le laisser deviner!

- Hé bien, je pourrais vous appeler : jolie, douce, intelligente, charmante...

- Je préférerais celui de ETNA, puisque c’est le seul que j’ai reçu.

- Hum, disons que j’ai simplement ajouté quelques prénoms à votre joli nom. Etna est également le nom d’un célèbre volcan, voyez-vous. Je ne sais pas si je devrais m’en réjouir!

- Je l’ignore, lui répondit-elle en rougissant timidement.

- Etna, vos fidèles semblent vous considérer comme une déesse, mais puis-je savoir ce qui vous vaut leur vénération?

- Vous savez, je n’avais pas le choix en utilisant mes origines célestes dans le but de les convaincre de fuir avec moi. Ces gens étaient effrayés à l’idée d’être vendus sur la place publique comme des bêtes d’attraction. Nous étions confinés dans une cave en attendant que maître Ali fasse préparer notre vente aux enchères. Maître Angora descendit un matin pour nous offrir du pain et du vin avant de dire aux autres esclaves que j’étais une déesse, venue du ciel. Il prétendait même que la colère des dieux frapperait son ami Ali s’il fallait qu’il me vende. Puis, il s’éloigna en laissant mes compagnons et compagnes me poser une foule de questions sur mes origines. J’ai d’abord tenté de leur expliquer que je voyageais dans un vaisseau spatial, mais personne ne voulait, ou ne pouvait comprendre mes propos. C’est à ce moment-là que j’ai inventé le nom du temple céleste et celui des dieux de la cité América pour qu’ils fuient avec moi leur condition d’esclavage. Je suis convaincu qu’ils trouveront un coin paisible des América pour s’établir, si évidemment mes frères et soeurs peuvent nous récupérer sans prendre de risque.

- Vous croyez qu’ils accepteront de conduire vos fidèles en Amérique?

- Oh, ils refuseraient de les conduire dans notre colonie pour des raisons sécuritaires, mais rien nous interdit de prendre des passagers à notre bord si c’est pour les aider à fuir.

- Ainsi, vous aviez vraiment l’intention de les aider et non simplement de les utiliser pour votre fuite?

- La première chose que mes professeurs m’ont enseigné lorsque j’étais enfant, c’est de croire en la solidarité. Je n’ai pas de fidèles, mais des amis de captivité que j’ai le désir de voir libres comme moi.

- C’est fort noble comme sentiment et je ferai tout ce qu’il faut pour vous aider. Toutefois, pour en revenir à ce maître qui vous désigna comme déesse, est-il revenu vous voir souvent?

- À une autre reprise seulement. C’est là qu’il m’a offert cette bourse en m’assurant qu’avec cela, il me serait possible de fuir Alexandrie avec mes fidèles, dès que notre maître Ali s’en irait rendre visite à un ami qui désirait m’acheter sans devoir attendre la vente aux enchères. Il m’expliqua que les gardiens étaient déjà tous ivres et que nous pourrions sortir de la cave sans danger. Finalement, il m’assura que vous nous aideriez à fuir Alexandrie. Il m’a parlé de vous comme étant une sorte de demi-dieu comme moi. J’ai cru qu’il voulait parler d’un autre pilote de vaisseau spatial. Le sage devait envoyer son messager vous indiquer l’endroit où nous vous attendrions hier soir.

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